jeudi 29 janvier 2015

Changer d'avenir en Afrique de l'Ouest, le pari du WATHI (5): Ce qui n’émerge pas de l’émergence

Un hasard, heureux lui aussi, a voulu que j’écrive ces lignes au moment où « ça émerge » de partout. C’est ce qu’on entend dans tous les discours de chefs d’Etat ou de gouvernement. Ils sont nombreux les pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre qui proclament qu’ils sont sur la voie de l’émergence économique. Ils se dotent de plans pour atteindre la fameuse émergence à un horizon de cinq ou dix ans, rarement au-delà
Les objectifs sont ambitieux, les détails des plans présentés aux forums d’investisseurs internationaux sont séduisants et les maquettes des futures infrastructures devant symboliser l’entrée de ces pays africains dans le club des émergents aux côtés de nombre de pays d’Asie et d’Amérique latine sont magnifiques. Elles présentent des tours urbaines, des aéroports, des centres commerciaux à l’américaine, des autoroutes qui s’entrecroisent et se superposent, des centres universitaires d’excellence, des hôpitaux hyper équipés
Dans l’Afrique de l’Est anglophone, des pays comme le Kenya, l’Ouganda ou la Tanzanie semblent plus avancés que ceux d’Afrique de l’Ouest et du Centre sur le chemin de l’émergence économique. Leurs infrastructures ont déjà connu au cours des quinze dernières années des améliorations significatives. Certains de leurs grands projets structurants et porteurs d’une intégration régionale est-africaine réelle sont passés de l’étape des maquettes et des discours à celle du lancement effectif des travaux. 
Leurs économies locales paraissent moins dépendantes de l’activité de quelques grandes entreprises étrangères que celles des anciennes colonies françaises. A l’est et au sud du continent, les investisseurs étrangers paraissent aussi plus diversifiés. Ils viennent en grand nombre de Chine, d’Inde, de Malaisie, de Thaïlande, de Turquie, du Brésil et de bien d’autres pays pour explorer les opportunités de gagner de l’argent, beaucoup d’argent, dans cette partie de l’Afrique qui « bouge ».
Le slogan « Africa Rising » a remplacé en 2011 la sentence désespérante et méprisante du « Hopeless Continent » que le même magazine du business globalisé, The Economist, avait asséné en 2000. On ne compte plus depuis quelques années les forums d’affaires dans différents secteurs, des télécommunications aux mines en passant par l’agro-industrie, organisés dans les beaux hôtels des capitales du continent, mais aussi à Genève, Londres, New York ou Paris. Les entreprises spécialisées dans l’évènementiel qui les organisent, et dont la plupart sont étrangères au continent, ont à l’évidence flairé les opportunités du marché du nouvel optimisme africain. 
Les proclamations de l’émergence en cours ou imminente sont aussi justifiées par la « découverte » de l’existence de classes moyennes africaines montantes, consommatrices de biens et de services « modernes » et moteurs incontestables de changements économiques mais aussi sociaux, culturels et politiques majeurs dans leurs pays.
Personne ne sait vraiment combien d’Africains appartiennent à ces classes moyennes, dans la mesure où on ne sait pas quels critères adopter pour les distinguer de la catégorie des pauvres et de celle des riches, dans un contexte d’incapacité évidente des appareils statistiques nationaux à capter les réalités économiques de leurs pays. Pour la Banque africaine de développement (BAD), 34 % des Africains soit 370 millions d’âmes appartiendraient désormais à une classe moyenne qui prend en compte autant des personnes dont les revenus se situent juste au-dessus du seuil de pauvreté que celles dont les revenus flirtent avec ceux qui appartiennent sûrement au groupe des riches. 
L’approche statistique est discutable mais on ne peut contester la réalité de l’émergence d’une classe, bien plus fournie qu’il y a seulement une dizaine d’années, de femmes et d’hommes qui disposent à peu près de tous les biens et services matériels auxquels ont accès les classes moyennes des autres régions du monde et qui vivent en tout cas une  vie simple mais agréable.  
Les réalités, et encore davantage les dynamiques économiques et sociales actuelles des pays africains, sont trop complexes pour s’accommoder des perceptions misérabilistes désespérées et désespérantes ou, à l’autre extrême, de la croyance pathétique dans une « émergence » collective rappelant la trajectoire de « développement » des pays qualifiés d’émergents d’Asie et d’Amérique latine, dont les réalités actuelles sont elles-mêmes fort contrastées. 
L’Afrique de l’Ouest actuelle, comme l’Afrique subsaharienne dans son ensemble, ne peut se résumer ni au constat d’un échec uniforme de la croissance et du développement humain, ni à celui de la certitude de l’entrée de cette région dans une nouvelle ère d’émergence et de prospérité.
En s’inspirant du mot célèbre de l’écrivain nigérian et Prix Nobel Wole Soyinka, « Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore », on pourrait dire que « les pays émergents ne proclament pas leur émergence, on découvre qu’ils ont émergé et c’est tout ».  Que l’Afrique de l’Ouest soit en train d’émerger ou pas n’a que peu d’intérêt si l’on ne définit pas précisément de quelle émergence il s’agit et vers où les pays qui composent cette région veulent aller. S’agit-il seulement de rêver d’une émergence faite de croissance économique, d’urbanisation et de flambée de la consommation de biens et services ?

Ou s’agit-il d’une émergence économique inscrite dans un projet politique intégrant toutes les composantes essentielles de ce qui serait une meilleure vie pour les populations de la région ? Avant de s’interroger sur le « où nous voulons aller », question qui est bien peu posée et débattue même dans les cercles intellectuels des capitales ouest-africaines, regardons et essayons de voir à quoi a ressemblé le chemin emprunté par les pays de la région au cours des dix dernières années et les directions qu’ils semblent avoir prises encore plus récemment.

dimanche 18 janvier 2015

Changer d'avenir en Afrique de l'Ouest, le pari du WATHI (4): Ce que nous ont offert les « hommes et les femmes intègres »

CE QUE NOUS OFFERT LES "HOMMES ET LES FEMMES INTEGRES"
Un hasard, plutôt heureux celui-là, il en était temps, a voulu que j’écrive ces lignes quelques semaines après l’IPD, comme on l’appelle à Ouagadougou. L’insurrection populaire démocratique. Celle qui a fait tomber le doyen des chefs d’Etat en exercice en Afrique de l’Ouest, Blaise Compaoré, après 27 années au pouvoir. Victime de son entêtement à rester aux commandes du Burkina Faso par une énième manipulation de la Constitution de son pays, isolé et déconnecté de la réalité dans son palais de marbre vert de Kosyam, le grand tacticien froid a dû quitter son pays comme un riche brigand. Dans un convoi d’une trentaine de véhicules tout terrain et de grosses berlines allemandes. Protégé par le régiment de sécurité présidentielle, exfiltré par les forces françaises puis transféré à Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire. C’est ainsi que prit fin le long règne du président Compaoré, incontournable médiateur, et acteur, de toutes les crises ouest-africaines ou presque de ces quinze dernières années.
N’est-il pas trop tôt pour se réjouir de la « révolution burkinabè », alors qu’une transition délicate vient seulement de commencer, qu’elle n’est pas à l’abri de l’influence de militaires ayant servi jusqu’au bout le président déchu, et que d’anciens hommes clés du système Compaoré, qui ont su abandonner le navire avant qu’il ne coule, sont capables de récupérer le pouvoir au sortir de la transition ? Faut-il se réjouir dès maintenant de l’IPD alors que la chute de Compaoré et l’éventuel démantèlement de son système efficace de surveillance du territoire et de son réseau d’alliances dans toute l’Afrique de l’Ouest et dans le Sahel, peuvent fragiliser effectivement le pays et la région dans une période de grande vulnérabilité ?
Oui, le départ forcé de Compaoré est une bonne nouvelle. Il aurait pu tranquillement terminer son mandat en novembre 2015 et partir à peu près dignement. Encouragé par la famille, le clan et tous les autres opportunistes bien plus soucieux de la conservation des fortunes accumulées que par l’avenir personnel du président, ce dernier a tenté un passage en force aussi formellement légal que profondément immoral. Il a joué et il a perdu. Il n’a pas perdu à cause d’un simple concours de circonstances favorable aux masses populaires qui ont envahi les rues de Ouagadougou.
Il n’a pas perdu par manque de chance, cette fois. Il a perdu parce que les manifestants burkinabè ont atteint la masse critique qui permet de surprendre des régimes trop sûrs de leur capacité à faire peur aux citoyens anonymes, à acheter les éventuels leaders d’opinion et à ridiculiser leurs opposants les plus irréductibles. Les manifestants burkinabè n’auraient jamais pu atteindre cette masse critique si une grande variété d’acteurs influents de la société politique et de la société civile n’avaient pas su s’entendre sur une seule chose : le refus de la manœuvre du pouvoir visant à faire sauter la disposition constitutionnelle de limitation des mandats présidentiels.
Mais il n’a pas suffi de s’entendre sur un objectif. Il a aussi fallu organiser une mobilisation active d’une partie conséquente de la population urbaine, largement composée de jeunes. Une telle mobilisation requiert de la stratégie, de la tactique, des plans, des moyens, une capacité à réagir vite et à s’adapter, et une détermination à aller jusqu’au bout. Autant dire que cette mobilisation a été le résultat d’un effort maintenu dans la durée. La réussite de l’IPD, c’est celle d’une revendication de changement certes, mais c’est aussi celle de l’action collective et celle du travail. C’est pour cela qu’il faut s’en réjouir. C’est pour cela que le signal donné par les acteurs du changement au Burkina est positif et fort pour tous les autres pays de la région et du continent où les dirigeants vont trop loin dans leur attitude condescendante et méprisante à l’égard de leurs concitoyens.
Heureusement, ils ne sont plus si nombreux les pays africains qui sont dans cette catégorie. En réalité, le Burkina Faso faisait partie des rares pays d’Afrique de l’Ouest qui n’avaient pas connu d’alternance démocratique depuis le début des années 1990. Il faisait partie de ces pays dont les présidents ont su accepter la libéralisation politique tout en s’assurant qu’elle ne changerait rien à l’essentiel : leur maintien au pouvoir. Le Burkina ne fera que rejoindre le groupe majoritaire de pays africains où l’alternance politique, à la suite d’élections certes à la crédibilité variable, est devenue une réalité depuis de nombreuses années. C’est précisément pour cela qu’il ne faut pas vouloir juger le succès de la révolution populaire burkinabè à l’aune de ce que sera le Burkina Faso après la transition.
Rien ne garantit que les futurs dirigeants élus démocratiquement sauront satisfaire les attentes des populations en matière de sécurité et d’amélioration de leurs conditions économiques. Un changement de régime n’est pas facile à obtenir. Mais un changement radical et durable de la gouvernance d’un pays est encore plus difficile à provoquer. Les acteurs du « coup de balai » de Ouagadougou le savent : si leur objectif est de bâtir un nouveau Burkina, beaucoup moins corrompu, plus équitable et plus agréable à vivre, le travail ne fait que commencer. Cela n’enlève rien au caractère absolument salutaire et rafraichissant de l’insurrection populaire démocratique du 30 octobre 2014.