mercredi 22 octobre 2014

Face à Ebola, l’impératif de la cohérence et de la justesse technique des réponses sur le terrain

Au lendemain de notre Lettre ouverte au Directeur général de l’Organisation Ouest Africaine de la Santé (OOAS) en date du 15 octobre 2014, le responsable de cette institution régionale, Dr Xavier Crespin, a eu la gentillesse et l’ouverture de nous accorder un entretien téléphonique. Cette prompte réaction à notre lettre ouverte qui interpellait sans ménagement cette organisation sur la réponse régionale faible et peu audible à la crise créée par le virus Ebola est encourageante. Le directeur de l’OOAS nous a fait part des efforts entrepris par son institution, et s’est montré pleinement conscient de l’ampleur des limites de la réponse de l’Afrique de l’Ouest à la crise Ebola et de la nécessité de la hisser au niveau de l’enjeu qui est vital pour la région. Au cours de cet entretien, nous avons abordé en particulier trois questions qui sont à nos yeux essentielles. Nous nous proposons de les partager publiquement, au vu de leur potentiel impact sur les perspectives de l’épidémie, proposant les solutions qui nous paraissent à première vue envisageables et dans l’espoir de susciter d’autres idées et surtout de provoquer des changements rapides dans la réponse globale à la crise.
1.      Epidémies et regroupements de patients en milieu de soins
Les données disponibles montrent une réponse dépassée par l’ampleur de l’épidémie. Il nous est souvent rappelé que les mouvements de populations ainsi que la densité élevée de ces dernières, notamment en milieu urbain, sont spécifiques à l’épidémie à virus Ebola en cours en Afrique de l’Ouest. Une des caractéristiques de la pratique médicale occidentale consiste à rassembler les patients en milieu de soins, dans des structures de prise en charge. Dans d’autres cultures médicales, y compris dans les pratiques traditionnelles de la région ouest-africaine, il est plus usuel qu’une relation profonde (durée des échanges, vie dans le domicile du thérapeute) s’instaure entre praticien et patient. Le rassemblement des patients à un même moment et à même endroit n’y est pas nécessairement la norme. Lorsqu’une réponse médicale ne donne pas les résultats escomptés, il semble essentiel de revoir le contenu technique des actions menées, quels que soient les acteurs qui les proposent.
Un exemple frappant parmi d’autres reste celui de l’environnement dans lequel les patients « suspects » sont confinés dans les centres de prise en charge Ebola, au cours du triage (série de questions visant à catégoriser les patients en fonction de la probabilité d’infection à Ebola), et une fois le triage effectué, dans l’attente d’une confirmation de leur diagnostic par test sanguin. Une vidéo documentant la visite guidée d’un centre de traitement Ebola au Libéria montre que la distance entre patients en attente de triage était de quelques centimètres, bien moins importante que la distance maintenue entre les patients et le personnel médical qui était, à vue d’œil, d’au moins un mètre (http://www.youtube.com/watch?v=6Ib6WbIKyRE).
Bien que nous ayons eu écho de l’existence de quelques laboratoires mobiles, une visite dans l’un des centres de traitement en Guinée au cours de la première semaine du mois d’octobre confirmait l’existence de « tentes des suspects » où les malades suspectés d’être infectés par le virus Ebola, étaient essentiellement confinés sous une même tente avec une capacité de six lits très peu espacés les uns des autres (moins d’un mètre à vue d’oeil) et sans séparation physique entre les lits. Le diagnostic par le test sanguin ne se fait certes qu’après un système de triage déterminant une probabilité importante d’infection par le virus, mais un suspect reste par définition un malade non confirmé.
C’est ainsi que des patients, déjà débilités par fièvre, vomissements, diarrhées ou autres symptômes similaires à ceux de la maladie à virus Ebola, et ayant des facteurs de risque d’infection à ce virus (contexte épidémiologique, contact avec des malades ou des cadavres), se retrouvent tous dans une même aire en attente des résultats du triage ou sous une même tente en attente du résultat de leur test sanguin. Cette attente dans un lieu où les distances entre patients permettraient une transmission du virus est-elle justifiable ? A nos yeux, les éléments suivants plaident pour une réponse négative :
·       Le système de santé ne peut pas se positionner en acteur de la réponse s’il expose de potentiels patients affectés par des maladies autres que celle à virus Ebola à une infection au sein d’une structure de prise en charge. Ce risque d’exposition, même s’il est faible, n’est pas acceptable pour une infection aussi meurtrière autant du point de vue de la logique médicale que de celle de l’éthique.
·       Si les patients suspects ont peur de contracter le virus Ebola au moment du regroupement au sein des structures médicales, en plus de toutes les autres peurs liées au diagnostic lui-même, ils ne viendront pas spontanément se faire tester.  
·       Le suivi de tous les suspects dont le test s’avérait négatif s’imposerait, rendant extrêmement lourd le système de surveillance déjà visiblement dépassé, dans les trois pays, par l’ampleur de l’épidémie.
Il est impossible de savoir aujourd’hui si la stratégie de triage et de tests mise en œuvre depuis le début de l’épidémie a favorisé la contamination de personnes initialement non infectées à Ebola dans les structures de prise en charge. Il nous semble par contre incontestable que la vision de ces centres où les suspects en attente du diagnostic sont retenus pendant de longues heures dans une certaine promiscuité, couplée à une communication au départ confuse et incohérente sur la maladie elle-même, a éloigné beaucoup de personnes, atteintes d’Ebola ou d’autres maladies, de la fréquentation des structures de santé.
Dans un contexte où le regroupement des patients en milieu de soins semble aujourd’hui questionné au Libéria par exemple, par des stratégies dites communautaires proposées officiellement à cause du « dépassement des capacités de réponse », il nous semble essentiel de considérer, pour des raisons strictement médicales, les étapes de la réponse pendant lesquelles ce rassemblement est essentiel et celles où il ne se justifie pas. Clairement la prise en charge d’un cas confirmé Ebola est plus aisée dans une structure médicale dédiée et expose moins de personnes en charge des soins des cas à une transmission du virus. Par contre, le risque d’infection lors du triage ou de l’attente du résultat du test doit être éliminé.
C’est ici que les stratégies communautaires semblent manifester toute leur pertinence, et ceci indépendamment du fait que la réponse des systèmes de prise en charge médicale soit dépassée ou non. Des tests sanguins pourraient être effectués à domicile par des laboratoires mobiles suite à des échanges téléphoniques entre suspects et personnel en charge du triage. Malgré les difficultés d’ordre logistique et de contrôle de l’infection inhérentes à cette proposition, il nous semble indispensable d’examiner en urgence toutes les options qui garantiraient une protection maximale des cas suspects non encore testés. 
2.     Responsabilité du suivi et de l’évaluation technique de la réponse à Ebola
Différents lieux de pouvoir et de décision coexistent dans la communauté en charge de la réponse à la crise Ebola. Le pouvoir relatif à la coordination de la réponse semble être celui autour duquel s’agglutinent acteurs gouvernementaux (locaux, régionaux, étrangers à l’instar des anciennes puissances coloniales des pays les plus affectés) et acteurs du système des Nations Unies (Mission des Nations Unies pour la réponse en urgence à la crise Ebola – UNMEER mais également agences onusiennes spécialisées). Il y a des raisons de s’interroger sur les chances qu’une coordination théoriquement renforcée au niveau international se traduise rapidement en une réponse efficace sur le terrain en l’absence d’un contrôle la qualité technique des activités mises en œuvre.
Les enjeux de la coordination semblent laisser un vide technique que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ne paraît pas capable de combler. Lorsque des directives existent, elles ne sont pas nécessairement appliquées. C’est le cas par exemple de la gestion des cadavres en Guinée qui ne suit pas les directives de l’OMS et du Centre for Disease Control and Prevention (CDC), comme le montre une vidéo disponible en ligne (http://www.youtube.com/watch?v=FsYJaNhDUx4). Si des désaccords existent sur le type de directives à suivre dans le contexte d’une épidémie grave qui est loin d’être sous contrôle et dont la connaissance s’affine au fur et à mesure de l’expérience, il est difficile de savoir qui est réellement responsable de s’assurer de la qualité de la réponse en cours.
Nous proposons donc que la priorité soit accordée à l’examen de tous les aspects techniques de la réponse. Cela implique de vérifier l’application effective des directives existantes au niveau des pays, de revoir ces mêmes directives et d’en élaborer de nouvelles s’il le faut.
3.     L’impératif d’une protection maximale des personnels de santé
Le bulletin de l’OMS du 15 Octobre (WHO: Ebola Response Roadmap Situation Report15 October 2014, http://www.who.int/csr/disease/ebola/situation-reports/en/) est le dernier à fournir des estimations sur les infections et les décès du personnel médical. Selon ces données, 427 ressources humaines en santé avaient contracté le virus et 236 décès avaient été enregistrés. Bien qu’un « tableau 2 » soit mentionné dans le bulletin pour plus d’informations relatives à ces infections et décès, nous n’avons pas trouvé ces informations dans le tableau en question.
Il est très difficile par ailleurs d’obtenir des informations précises sur les ressources humaines en santé dans les pays affectés avant l’épidémie. L’observatoire des ressources humaines en santé présente par exemple pour le Libéria des données très différentes dans la version anglaise du site (51 médecins et 978 infirmiers en 2008) et dans la version française (437 médecins et 3468 infirmiers en 2009). Ces derniers chiffres apparaissent cependant peu crédibles compte tenu de ce qu’on sait de l’ampleur du déficit de personnels de santé au Liberia avant la crise d’Ebola.
Quelle que soit la mauvaise qualité des statistiques disponibles, il est certain que le patrimoine des ressources humaines en santé exerçant en Afrique de l’Ouest est limité. Nous soutenons évidemment une implication forte de la région dans la réponse à la crise actuelle et saluons l’appel que l’OOAS, la CEDEAO et l’Union Africaine font aux médecins et infirmiers de la région pour renforcer les personnels de santé dans les pays affectés. Nous insistons cependant sur les points suivants :
·       Des données détaillées doivent être disponibles en ligne sur les infections au virus Ebola des personnels de santé dans les trois pays affectés pour s’assurer que les causes de ces infections soient comprises et que les mesures de prévention soient renforcées là où cela est nécessaire. Il est anormal que nous recevions par la presse les détails des rares cas d’infection du personnel de santé en Europe et aux Etats-Unis et que nous sachions si peu de choses sur les conditions de l’infection des médecins, infirmiers et autres agents de santé locaux en première ligne. Ces informations concernent le personnel en milieu de soins mais également les personnes qui s’occupent de la gestion des cadavres.
·       Il est indispensable qu’une formation de qualité irréprochable soit dispensée avant et pendant le déploiement des ressources humaines en santé (y compris les logisticiens) dans les pays affectés. La qualité de cette formation est aussi liée à l’apprentissage issu de l’expérience. Les agences qui ont acquis cette expérience, à l’instar de Médecins Sans Frontières, pourraient rendre disponibles, par exemple sous forme de vidéos en ligne, les formations proposées.
·       Les autorités responsables du déploiement doivent s’assurer que la logistique nécessaire au contrôle de l’infection accompagne les personnels déployés tout au long de leur mission.
·       Il est indispensable que des professionnels de la santé et de la sécurité au travail soient affectés au sein des organisations qui déploieraient du personnel dans le cadre de la réponse à Ebola, et que ces organisations prennent la responsabilité, de manière contractuelle avec les personnels déployés, de leur prise en charge totale en cas de suspicion ou d’infection confirmée par le virus. Il est indispensable que les contrats spécifient clairement les conditions de retour au pays d’origine des personnels de santé et qu’ils bénéficient d’un suivi effectif.  Les personnels déployés peuvent craindre en effet de ne pouvoir rentrer chez eux une fois leur mission terminée puisque les directives des pays sur la fermeture des frontières et/ou d’ouverture de corridors humanitaires ne respectent pas nécessairement les prescriptions de l’OMS et qu’elles sont changeantes dans le temps.
L’ampleur de l’épidémie est le résultat d’une réponse inefficace à plusieurs niveaux dès la confirmation des premiers cas dans les différents pays. Le déficit profond de confiance des populations affectées dans leurs systèmes nationaux de santé a sans doute été le premier obstacle à un contrôle rapide de la propagation du virus. Mieux communiquer (et donc davantage expliquer pour mieux convaincre que donner seulement des instructions) est un impératif comme l’est également une réponse médicale cohérente avec le contenu de cette communication. Si l’enjeu est de séparer le plus rapidement possible les patients confirmés de ceux qui ne le sont pas, cette séparation entre patients doit exister, au sein du système de santé, jusqu’à la confirmation des cas par un test sanguin.
Nous savons qu’il n’y a pas de solutions miracles face à une épidémie qui représente un défi sans précédent mais l’enjeu est tel pour les trois pays les plus affectés et pour toute l’Afrique de l’Ouest, qui reste entièrement exposée, qu’on ne peut se satisfaire de stratégies et de pratiques sur le terrain comportant des incohérences évidentes. On ne peut se contenter d’attendre la fin de l’épidémie pour évaluer la réponse, ni de suivre des directives dictées par le dépassement des capacités des structures de prise en charge en milieu de soins. La responsabilité de la supervision technique des activités médicales doit être clairement assignée à une organisation mandatée à cet effet et capable de l’assumer. Si cette organisation n’existe pas, il faut créer en urgence une structure technique ad hoc, débarrassée des contraintes et considérations politiques, et décharger toutes les autres organisations de cette responsabilité.
Dakar le 22 octobre 2014
Dr Fatou Francesca Mbow, consultante indépendante en santé humanitaire, fatoumbow@gmail.com
Dr Olakounlé Gilles Yabi, économiste et analyste politique indépendant, gillesyabi@gmail.com

Les deux auteurs sont également membres du WATHI, un réseau de citoyens engagés pour une Afrique de l’Ouest apaisée, solidaire, ouverte, productive et digne.

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