mercredi 29 janvier 2014

La République centrafricaine aussi a une histoire

Il y a ce sentiment d’appartenance à une communauté africaine qui fait que tout Africain ou presque se sent personnellement interpellé, et souvent gêné, indigné, frustré ou humilié, lorsque défilent sur les écrans de télévision du monde des images venues d’un pays du continent, un nouveau tous les ans, montrant des corps démembrés ou calcinés et des adolescents brandissant machettes ou kalachnikov et clamant haut et fort qu’ils comptent bien continuer à en finir avec leurs ennemis. Depuis plusieurs semaines, les images et les récits journalistiques les plus horribles viennent de Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Dans les médias,  notamment français, le Mali et ses jihadistes sont passés à la trappe au profit des Seleka et des Anti-balaka. L’opération française Sangaris fait déjà oublier Serval au Mali. Génocide, chaos, catastrophe humanitaire, massacres croisés entre musulmans et chrétiens, actes de violence insensés, tout y est pour décrire la tragédie que vit ce pays.

Je me garde généralement d’écrire quoi que ce soit de prétendument sérieux sur un pays que je ne connais pas physiquement, dont je n’ai jamais foulé le sol. Je ne connais pas la RCA et n’ai même jamais eu à faire escale à l’aéroport de Bangui. C’est donc une mauvaise idée d’écrire ce papier. Je prends le risque de le faire parce qu’il ne s’agit pas de proposer une analyse de la crise violente centrafricaine. D’autres, quelques autres pas bien nombreux, le font très bien,  à l’instar de mes anciens collègues de l’International Crisis Group, qui publient des rapports sur la RCA depuis 2007, et ne manquent pas d’exposer les ressorts nouveaux, récents, anciens et très anciens de l’instabilité et de la violence dans ce pays.

J’écris cette tribune parce qu’il devient insupportable de lire chaque jour des articles sur la RCA et de suivre des débats sur des chaînes internationales où il n’est question que de la haine entre musulmans et chrétiens et de la description de la manière dont rebelles et miliciens tuent dans les rues de Bangui. Comme si la description détaillée des manières de tuer et de s’entretuer renseignait en quoi que ce soit sur les origines et la mécanique complexe du basculement d’une société dans une violence généralisée. Comment des journalistes et même parfois des « experts » peuvent-ils débattre de la situation en RCA pendant une heure sans évoquer même à très grands traits l’histoire politique de ce pays, ancienne colonie française indépendante depuis août 1960 ? Comment peut-on faire comme si la guerre civile déclenchée par la rébellion de la Seleka en 2012, qui a eu raison du régime de François Bozizé avant d’emporter ce qui restait de l’Etat centrafricain, ne s’inscrivait pas dans une longue histoire d’instabilité politique et de déliquescence d’un Etat qui ne s’est jamais vraiment construit ?

Le premier rapport de Crisis Group sur ce pays, publié en décembre 2007, s’intitulait : « République centrafricaine : anatomie d’un Etat fantôme », et commençait par ces lignes : « La République centrafricaine est pire qu’un État failli : elle est quasiment devenue un État fantôme, ayant perdu toute capacité institutionnelle significative, du moins depuis la chute de l’Empereur Bokassa en 1979 ». Six autres rapports ont suivi, dont un intitulé « De dangereuses petites pierres : 
Les diamants en République centrafricaine », publié en décembre 2010. Parce que non content d’avoir une histoire comme tout autre pays de la planète, la RCA a également des ressources naturelles de grande valeur. Ses diamants ont fait de nombreuses fortunes en millions de dollars depuis des décennies.  Le pays a été, au fur et à mesure de la disparition des signes de vie d’un Etat dans la majeure partie du territoire, un eldorado pour une multitude de trafiquants de pierres précieuses de toutes origines, disposant pour la plupart de passeports diplomatiques.

Dans les débats et articles sur la crise actuelle, il n’est question que de l’extrême dénuement des populations et d’un pays très pauvre perdu au cœur de l’Afrique que la communauté internationale viendrait de découvrir. On évoque parfois les diamants, parce qu’en France au moins, beaucoup se souviennent de l’affaire des « diamants de Bokassa » qui avait éclaboussé l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, mais personne ne parle de l’uranium de Bakouma au sud-est, ressource stratégique majeure pour les puissances nucléaires. On ne parle pas non plus des ressources pétrolières dont on soupçonne fortement la présence au nord-est du pays, dans le prolongement des bassins du Tchad. S’il faut certes se garder de réduire l’analyse de la violence politique en RCA comme ailleurs à une seule de ses dimensions et en l’occurrence à la compétition entre acteurs internationaux pour le contrôle de ressources minérales couplée à celle des acteurs locaux pour la monopolisation des rentes, il ne faut pas non plus que la presse internationale serve au monde des images de violence extrême assorties d’un commentaire expéditif en termes de haine entre chrétiens et musulmans en guise d’explication d’un chaos largement programmé.


Les phases historiques que connaît un pays ne sont jamais étanches. Elles le sont d’autant moins pour des pays nés dans leurs frontières actuelles en tant qu’Etat formellement indépendants il y a un peu plus de cinquante ans seulement.  On ne peut comprendre l’état de la RCA aujourd’hui sans évoquer les conditions de la décolonisation du pays, le mode de sélection négative de ses premiers présidents, la validation régionale et internationale d’un système de prédation des ressources par les régimes aussi illégitimes qu’incompétents qui se sont succédé à Bangui, les batailles d’influence entre voisins et autres acteurs régionaux et internationaux peu concernés par la vie des populations centrafricaines. Désossée, livrée aux pillards et aussi à des rebelles organisés, solidement équipés et financés, abandonnée à elle-même, la société centrafricaine a fini par s’abandonner à la violence et à travailler à son autodestruction. Pour aider la RCA, il convient de commencer par ne pas la mépriser. Le message ne vaut pas seulement pour « la communauté internationale ». Il vaut aussi pour les voisins de la RCA et l’ensemble de la communauté africaine. La République centrafricaine, fût-elle réduite à peu de choses aujourd’hui, a aussi une histoire.  

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