vendredi 13 décembre 2013

Pour Mandela, essayons de résister à la tyrannie du confort

C’est en écoutant la radio dans un taxi à Ottawa au Canada que j’ai appris la nouvelle de la disparition de Nelson Mandela. C’était le dernier jour d’une conférence à laquelle j’avais été invité pour parler de paix et de sécurité en Afrique de l’Ouest et au Sahel. Conférences, séminaires, réunions d’experts et rencontres de haut niveau sur la sécurité dans tout ou partie du continent africain, ce n’est pas ce qui manque depuis la crise au Mali. Le week-end du 6 et 7 décembre a ainsi été également marqué par un sommet de chefs d’État africains réunis à Paris à l’initiative du président français François Hollande, pour plancher sur la sécurité sur le continent au moment où l’armée française s’engageait lourdement dans une République centrafricaine en perdition. Le billet que j’avais en tête depuis quelques semaines n’était censé évoquer ni la mémoire illustre de Mandela, ni la réussite diplomatique que fut pour Paris la venue d’une quarantaine de chefs d’État reconnaissants, avec plus ou moins d’enthousiasme sans doute, pour le rôle joué par la France au Mali et maintenant en RCA. Comment résister à la tentation de récupérer ces deux évènements pour illustrer ce qui devait être mon sujet : la tyrannie du confort. Cette chose qui nous tient si souvent en respect au moment de prendre des décisions individuelles importantes.

À Ottawa, New York, Bruxelles, Paris, Addis-Abeba, Nairobi, Dakar, et partout ailleurs où se tiennent ces conférences, séminaires, rencontres internationales, les invités sont plutôt bien traités. On y mange bien, on est logés dans des hôtels agréables dont les prix affichés feraient froid dans le dos si on devait les payer soi-même, et parfois, on y engrange en sus des per diem conséquents pour deux ou trois jours de travaux. Certes, la vie des élites voyageuses, c’est aussi la fréquentation assidue des avions, des aéroports et de leurs contrôles de sécurité épuisants, et surtout des abandons répétés et prolongés des proches. Mais il y a pire. Faire partie de cette élite mondialisée grise toujours un peu, encore davantage lorsqu’on appartient à cette région du monde qui n’est réputée prendre part à la mondialisation que par les migrations désespérées et parfois mortelles de sa jeunesse et par une multitude de trafics transnationaux. Pour ceux qui mènent la vie des élites mondialisées depuis vingt ou trente ans, on imagine que l’habitude fait disparaître la tendance à se prendre trop au sérieux…Encore qu’on n’en soit pas si sûr. Pour les moins expérimentés, courir les avions et les hôtels, iPad et iPhone en main, et rencontrer de hautes personnalités de la politique ou de l’économie dans les capitales lumineuses du monde dit développé ou émergent, ça donne toujours un petit sentiment d’être quelqu’un…

J’ai quitté depuis quelques semaines mes fonctions dans l’organisation pour laquelle j’ai travaillé avec une réelle passion ces dernières années, pour une raison a priori simple : l’envie de faire autre chose, d’explorer d’autres horizons. Raison somme toute banale. Et pourtant, il a fallu des mois de réflexion, d’hésitation, de doutes, et il eut encore quelques moments de panique au lendemain de la prise de décision. Pour quelqu’un qui n’avait jamais douté de son penchant primordial pour la liberté, autant de difficultés à renoncer à une fonction, une fonction plutôt modeste de directeur d’un bureau régional d’une organisation non gouvernementale internationale – ce n’est pas comme renoncer à un poste de directeur d’une agence onusienne ou d’une grande entreprise privée ou publique -, a achevé de me convaincre de l’hyperpuissance tyrannique du confort. Renoncer à une rémunération convenable, à une relative sécurité d’emploi, à des avantages et à cette satisfaction bien humaine de se faire appeler chef ou directeur de quelque chose, tout cela m’est apparu plus compliqué que je ne le pensais. Les réactions des proches n’ont fait que confirmer qu’il était perçu comme peu raisonnable dans notre monde incertain de renoncer à ce qu’on a pour une aventure professionnelle autour d’un projet personnel stimulant mais qui n’offre aucune garantie de bonne santé, voire de survie, financière. 

Au-delà de la peur du lendemain, c’est bien la peur que ce lendemain ait des chances de se traduire par une baisse du niveau de confort matériel qui fragilise notre capacité à faire des choix guidés par une recherche d’un autre type de confort, celui, immatériel, procuré par la possibilité de faire exactement ce qu’on a envie de faire à chaque période précise de sa vie. La force du confort matériel réside dans sa capacité à imposer aux femmes et aux hommes que nous sommes son besoin d’irréversibilité, et à repousser à chaque niveau atteint, ce que nous considérons comme le nouveau seuil minimal en-dessous duquel il ne faut jamais descendre. Au fond, perdre une once du confort matériel qu’on a atteint, quel qu’il fût, devient une perspective insupportable. Les conséquences de cette tyrannie dans le contexte d’une société de consommation mondialisée sont insondables. Il n’y a plus de lien nécessaire en effet entre la production de richesse collective de la société dont on est issu et le niveau de confort individuel auquel on peut, ou croit pouvoir, prétendre. Ce dernier est déterminé non pas par le contexte local dans lequel on vit mais par les possibilités illimitées offertes par l’économie mondiale. La course à l’amélioration continue du confort matériel devient alors une course dont la ligne d’arrivée est constamment repoussée, une course échevelée qui ne laisse aucune place à une réflexion individuelle sur l’équilibre optimal entre le confort matériel et le confort immatériel procuré par toutes les autres satisfactions qui donnent du sens à une vie.

S’il y a quelqu’un qui a su donner du sens à sa vie, et dont l’existence a donné du sens à des millions d’autres vies de son époque, c’est bien Nelson Mandela. Humain comme chacun de nous, il n’a pas renoncé à tout, il a sans doute cédé à certaines tentations et commis des erreurs dans ses choix individuels, mais il a su indubitablement résister, aux moments clés, à la tyrannie du confort. Il l’a fait au moment d’aller en prison et toutes les fois où il aurait pu accepter de négocier sa sortie de prison en échange de petits renoncements à son combat contre l’apartheid. Il l’a encore fait lorsqu’après un mandat comme président de l’Afrique du Sud, il a choisi de céder sa place pour passer les dernières années de sa vie comme simple citoyen de son pays. Parce qu’il n’était pas un saint mais un homme comme nous, si on lui donnait le choix, il aurait sans doute préféré vivre dans une case de sa campagne natale plutôt que dans une cellule de prison, dans une coquette résidence de Johannesburg plutôt que dans une maison en préfabriqué d’un township, dans le palais présidentiel de Pretoria plutôt que dans une demeure bourgeoise anonyme.  Il n’a sans doute pas rechigné à profiter des privilèges et des honneurs réservés à un chef d’État, et à une vingtaine d’années de vie passées dans le confort après ses 27 ans de prison.

Mais à aucun moment, il n’a laissé la tyrannie du confort menacer son engagement et son éthique. Au moment où il a décidé de quitter le pouvoir, il l’a fait et il ne lui est pas venu à l’esprit d’invoquer ni une supplique désespérée et irrésistible des masses sud-africaines exigeant qu’il ne partît jamais, ni une obligation morale de rester aux commandes pour "finir ce qu’il a commencé", ou "achever ses chantiers", comme on l’a entendu plus d’une fois sur le continent de la bouche de chefs d’État paniqués par la perspective de quitter leur palais après dix, quinze ou trente ans. Beaucoup ont accusé d’hypocrisie les chefs d’États africains qui ont salué en Mandela un modèle pour l’Afrique. Pour une fois, je me vois obligé de prendre leur défense. Nos présidents ont dit admirer Mandela et le considérer comme un modèle, mais ils n’ont jamais dit qu’ils auraient voulu être comme lui et faire comme lui. Et ils n’ont jamais dit de toute façon qu’ils l’admiraient spécifiquement parce qu’il avait su partir volontairement du pouvoir après un mandat et malgré une popularité exceptionnelle.

Le continent se porterait certes formidablement mieux, le reste du monde aussi d’ailleurs, s’il comptait parmi ses dirigeants actuels de vrais héritiers de Mandela. Mais ne rêvons pas, des hommes et des femmes de la trempe de Mandela sont une espèce extrêmement rare, et ils ont des chances infimes d’émerger des systèmes politiques actuels, formellement démocratiques mais largement contaminés par le pouvoir de l’argent qui rend inutile voire rédhibitoire tout discours faisant une place à l’éthique. On le sait : même dans le pays de Mandela, nombre d’anciens combattants de la liberté sont devenus ces dernières années avant tout des combattants obnubilés par la défense de leurs comptes en banque. Plutôt que d’attendre fébrilement la venue sur terre africaine des prochains Mandela pour achever de débarrasser les esprits de tous les complexes hérités de l’Histoire, il faut encourager les chefs d’État, leurs conseillers, les ministres, les hauts fonctionnaires, les grands patrons, tous les chanceux appartenant aux catégories des classes supérieures dans les pays africains, et nous encourager chacun, à essayer de résister, un peu, de temps en temps, à la tyrannie du confort. Pour le plus grand bien de la collectivité… et en réalité, pour donner un tout petit peu plus de sens à chacune de nos fugaces et ordinaires vies.



Tribune publiée sur Jeuneafrique.com le 13 décembre 2013.