mercredi 22 juin 2011

En finir avec les choix faciles qui tuent la Côte d'Ivoire

Les rapports des organisations non gouvernementales de défense des droits humains et ceux des Nations unies se suivent et se ressemblent. Le dernier en date est celui de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Côte d’Ivoire présenté au Conseil des Droits de l’Homme à Genève le 15 juin. Les évènements qu’ils décrivent sont un chapelet d’horreurs: enlèvements, tortures, viols, exécutions par égorgement, rafales de fusil mitrailleur, bastonnade à mort ou par le supplice du feu. Les quotidiens ivoiriens racontent également quelques-unes de ces nombreuses histoires tragiques qui témoignent de l’effroyable banalisation de la violence dans ce pays après une quinzaine d’années de descente progressive et déterminée dans l’abîme. Comme celle d’un colonel à la retraite, ancien pilote de l’avion présidentiel du temps de Félix Houphouët-Boigny, arrêté par des éléments de la garde présidentielle à un barrage alors qu’il revenait de l’hôtel du Golf où était alors retranché le président élu Alassane Ouattara. Ordre sera rapidement donné par leur hiérarchie, selon les auteurs présumés du crime passés aux aveux, d’exécuter cet homme et de se débarrasser de son corps hors de la ville.

On connaît aussi l’histoire de l’enlèvement de quatre étrangers – deux Français, un Béninois et un Malaisien - dans un hôtel au cœur d’Abidjan par des militaires loyaux à l’ancien président Gbagbo à quelques heures de sa chute: il n’y a plus aucun espoir de les retrouver vivants. Les dernières images de l’ancien ministre de l’Intérieur Désiré Tagro défiguré par des coups portés sans aucun doute par des éléments des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) en cours d’évacuation vers une clinique qui ne sauvera pas sa vie sont aussi révélatrices de la dérive sanglante d’un pays réputé pour la bonne humeur et le sens de la fête de ses habitants. Et il y a bien sûr toutes les victimes anonymes, tuées dans les quartiers pauvres de la périphérie d’Abidjan et dans les villages de l’extrême ouest, dont ne se souviendront longtemps que leurs familles. À lire les commentaires violents et haineux encore postés aujourd’hui par des Ivoiriens sur des sites Web d’information, tout le monde n’a pas compris que ne subsistent que deux options après la récente flambée de violences à 3.000 morts: l’entame de la guérison du mal ivoirien ou la préparation d’un épisode sanglant encore plus dévastateur dont le bilan en vies humaines se chiffrerait en dizaines de milliers.

Des atrocités connues et documentées dans des rapports officiels


Il n’y a malheureusement aucune surprise dans la macabre diversité des moyens utilisés entre décembre 2010 et mai 2011 pour semer la mort dans des milliers de familles de toutes les origines ethniques et géographiques et de toutes les sensibilités politiques. Aucune surprise non plus en ce qui concerne les viviers au sein desquels ont émergé les auteurs des atrocités à Abobo, Yopougon, Duékoué et ailleurs. Pendant que le président sortant battu dans les urnes imposait son maintien au pouvoir par la terreur, les tueurs se recrutaient au sein de la Garde républicaine, du Centre de commandement des opérations de sécurité, de la Brigade anti-émeutes, des Compagnies républicaines de sécurité, des fusiliers marins, de quelques autres unités de gendarmerie et de police, et de la galerie de miliciens ivoiriens et de mercenaires étrangers recrutés, mobilisés et armés par les hommes de main de Laurent Gbagbo.

Lorsque le rapport de forces sur le terrain eut basculé en faveur des groupes armés soutenant Alassane Ouattara, les auteurs des règlements de compte visant les miliciens pro-Gbagbo et de la punition collective insensée des civils présumés politiquement favorables au pouvoir déchu à Duekoué ou à Yopougon se sont recrutés au sein des chasseurs dozo et des centaines d’autres combattants soumis à l’autorité des commandants de zone des Forces nouvelles (FN) qui contrôlent la moitié nord du pays depuis septembre 2002 et sont descendus sur Abidjan pour mener l’offensive finale d’avril dernier sous la nouvelle bannière des FRCI. Les noms des principaux planificateurs de la campagne de terreur du camp Gbagbo au lendemain de la défaite électorale du 28 novembre 2010 sont connus de ceux qui suivent la crise ivoirienne depuis plusieurs années. Du côté des ex-FN de Guillaume Soro, les violations graves des droits humains ont une histoire dont de nombreux épisodes, depuis septembre 2002, sont connus et documentés dans des rapports officiels des Nations unies. Les noms des commandants de zone et de secteurs dans l’ouest, le centre et le nord dont les hommes se sont régulièrement illustrés par des atrocités ne sont pas un mystère.

Pouvait-on dans ces conditions s’attendre à ce que la guerre provoquée par le coup de force du président sortant se déroulât dans le respect du droit international humanitaire par toutes les parties armées et que la chute de la maison Gbagbo ne fût pas suivie d’intolérables vengeances? La réalité est que les acteurs nationaux, régionaux et internationaux depuis la rébellion de septembre 2002 n’ont jamais pris les décisions qu’il fallait pour neutraliser ou au moins réduire la capacité de nuisance des plus violents et illuminés au sein du camp Gbagbo et de celui des FN. Pendant plus de huit ans, on les a gardés, entretenus, ménagés en se contentant de les inviter poliment à se montrer plus respectueux des droits de l’homme. On les a accompagnés plus puissants, riches, armés et sûrs d’eux que jamais à une élection présidentielle enfin ouverte et crédible, donc extraordinairement dangereuse pour ceux qui étaient au pouvoir. Une fois que celui qui avait indiqué bien avant le second tour «j’y suis j’y reste» a entrepris de rester à tout prix, les décideurs au plan régional et international ont fait le choix facile et «réaliste» de laisser le soin aux ex-rebelles de faire le travail à Abidjan. Il a certes fallu les aider un peu dans la dernière bataille, en actionnant les hélicoptères de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) et de la force française Licorne.

Le réalisme politique n'est en général que l'autre nom du cynisme


Dans les rapports de Crisis Group, nous n’avons pas cessé d’appeler depuis 2004 à des sanctions individuelles du Conseil de sécurité contre les principaux responsables des violations graves des droits humains, à la publication du rapport de la Commission d’enquête internationale sur les violations des droits humains portant sur la période 2002-2004 transmis par le secrétaire général de l’ONU au Conseil de sécurité et jamais officiellement discuté par ce dernier, à une visite exploratoire du bureau du procureur de la Cour pénale internationale après la reconnaissance de la compétence de cette juridiction par le gouvernement ivoirien en 2003, et à toutes les autres mesures qui pouvaient affaiblir les personnes qui représentaient les principaux obstacles à la sécurité des populations tout en signalant aux Ivoiriens que des exactions relevant potentiellement des crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre, étaient inacceptables quel que fût le bord politique de leurs auteurs et inspirateurs.

Il a fallu des attaques ciblées sur la mission de l’ONU en janvier 2006 pour que le Conseil de sécurité se résolve à inscrire trois noms sur la liste des personnes soumises au gel des avoirs et à l’interdiction de voyage, dont deux meneurs de la galaxie «patriotique» et milicienne de Gbagbo et un commandant de zone des FN. Trois noms. La liste ne sera pas élargie jusqu’aux dernières semaines de la crise postélectorale au cours de laquelle les mêmes hommes et les mêmes groupes, responsables de graves atrocités en 2002, 2003 et 2004 notamment, se seront illustrés à nouveau.

Les choix qui ont été faits tout au long du processus de paix et qui se sont traduits par des demi-mesures incapables d’affaiblir les acteurs de la violence l’ont été au nom de la volonté de préserver une paix factice en ménageant chacun des camps et, au fond, au nom d’une certaine idée du réalisme politique. Le résultat est connu: cinq mois de crise postélectorale qui ont fait plus de dégâts humains, matériels et psychologiques que les huit années précédentes et un mandat d’Alassane Ouattara qui s’annonce extraordinairement compliqué. Et pourtant, ce sont les arguments de la realpolitik qui semblent l’emporter encore aujourd’hui: pour garantir la sécurité du nouveau pouvoir et pérenniser la paix, il faudrait- nous dit-on - s’accommoder pendant longtemps de l’influence prépondérante des ex-rebelles sur gestion de l’Etat, même si cela se traduit par des exactions, un esprit de revanche incompatible avec la réconciliation nationale et une incapacité pour le pays de se réformer profondément.

La majorité des Ivoiriens qui se sont rendus aux urnes en novembre dernier ont voulu tourner à la fois la page des années Gbagbo et des années de rébellion, synonymes de mise en coupe réglée de leur territoire. L’enjeu du mandat de Ouattara – un mandat de transition -, est de mettre fin à des choix justifiés par un réalisme politique qui n’est en général que l’autre nom du cynisme, de la facilité et du mépris de l’intérêt des citoyens ordinaires. Les promesses d’une paix, d’une réconciliation et d’une sécurité durables ne se concrétiseront pas si les procédures judiciaires ne sont pas conduites de manière «exhaustive, impartiale et transparente» comme le recommande la Commission d’enquête internationale des Nations unies.

Pour le moment, c’est la confusion qui règne dans les démarches adoptées par le gouvernement qui vient de créer une commission d’enquête nationale sur les violences postélectorales après avoir fait lancer des enquêtes par la justice militaire et la justice ordinaire. Le président Ouattara a par ailleurs demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’enquêter sur les crimes perpétrés pendant la crise postélectorale qui relèveraient de sa compétence. Au-delà de l’impératif de clarifier les responsabilités dans les crimes les plus graves qui ont été commis sur la longue durée du conflit, l’objectif de l’éloignement des principaux acteurs de la banalisation de la violence et des discours haineux des cercles de décision militaire et politique doit être courageusement poursuivi. Cela concerne aussi bien le camp Gbagbo que celui des ex-Forces nouvelles. S’engager sur cette piste équivaudrait à renoncer, enfin, aux choix faciles et à courte vue qui ont amené la Côte d’Ivoire là où elle est aujourd’hui. Autant crever l’abcès maintenant pour ne pas réaliser dans quelques mois ou dans un an que la crise ivoirienne est loin d’être terminée.

(Publié par Slate Afrique (slateafrique.com) le 23 juin 2011)

lundi 6 juin 2011

En Guinée la transition n'est pas terminée

Article écrit avec Vincent Foucher, analyste principal pour la Guinée au sein de l’International Crisis Group.

A la fin de l’année 2010, alors que la Côte d’Ivoire plongeait dans une crise sanglante, la Guinée connaissait sa première élection libre depuis son accession à l’indépendance en 1958. Le 7 novembre 2010, après les 24 années de pouvoir de Lansana Conté et l’interlude brutal du capitaine Moussa Dadis Camara, un civil accédait au pouvoir en la personne d’Alpha Condé. Les Guinéens ont payé ce changement politique au prix du sang. L’opportunité doit être saisie pour une transformation en profondeur du pays. Alpha Condé a une lourde responsabilité, tout comme ses principaux rivaux, à commencer par Cellou Dalein Diallo, qui se préparent pour les élections législatives dans un contexte marqué par des incidents et des provocations et par l’absence d’un vrai dialogue entre les deux anciens adversaires du second tour de l’élection présidentielle. Le recours à la stratégie de la tension est un jeu dangereux dans un pays encore fragile.

A la satisfaction générale, les soldats ont quitté les rues de Conakry pour les camps militaires, et les armes lourdes ont été envoyées dans les casernes de l’intérieur du pays. Opérant avec une prudence justifiée, le nouveau pouvoir n’a pas été beaucoup plus loin dans la remise en cause du poids considérable de l’armée mais une réforme profonde du secteur de la sécurité se prépare. Du point de vue de la gouvernance administrative, économique et financière, des signes encourageants ont été donnés par l’équipe de Condé, même si l’on peut s’interroger sur le respect des procédures dans la prise de certaines décisions comme l’attribution controversée de la gestion du port de Conakry au groupe Bolloré.

L’élection présidentielle a cependant révélé l’ampleur des problèmes de fond de la société guinéenne. La mobilisation électorale s’est faite en grande partie autour de l’ethnicité. Alpha Condé a remporté le second tour d’abord parce que son adversaire, l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo, s’est identifié - et s’est laissé identifier- à la communauté peule, dont le poids démographique, la puissance économique et les prétentions hégémoniques supposées ont été utilisés comme un argument pour mobiliser le vote des autres communautés. Qu’elles entrent ou non en résonance avec les luttes nationales, les tensions intercommunautaires sont fortes sur certaines scènes locales à travers le pays, notamment en Guinée forestière.

Dans une situation si complexe, les institutions politiques et électorales manquent encore de légitimité. Le processus qui a abouti à l’élection de Condé a été tendu. La méfiance était telle qu’il a fallu aller chercher un général malien pour diriger la commission électorale. Si les chefs des grands partis vaincus au premier et au deuxième tour ont officiellement reconnu leur défaite, sauvant le pays d’une crise postélectorale immédiate, nombre de leurs partisans contestent encore la réalité de la victoire de Condé. L’élection a permis de sortir d’une longue période d’incertitudes mais elle n’a pas contribué à rassembler la population guinéenne autour de nouvelles institutions et à préserver l’esprit de compromis au sein des acteurs de la démocratisation.

La montée de l’ethnicité et la méfiance entre acteurs politiques sont d’autant plus inquiétantes que la transition n’est pas terminée. Manque encore la désignation de l’Assemblée nationale qui doit remplacer le Conseil national de transition. Les élections législatives devaient avoir lieu en mai 2011. Le président Condé les promet pour novembre 2011. Une concertation entre les partis politiques et le pouvoir est indispensable pour trouver un accord sur le fichier électoral, la date des élections et la composition de la commission électorale. C’est à ce prix qu’on peut espérer contenir les tensions intercommunautaires et conjurer la menace du retour de velléités putschistes. L’impératif du dialogue politique et la nécessité d’une participation critique de la société civile n’ont pas disparu avec l’élection d’un président, fût-il un vétéran du combat pour la démocratie qui estime n’avoir de leçons à recevoir de personne. Quant à l’opposition, elle doit tourner définitivement la page de l’élection présidentielle. Est-ce trop attendre des hommes et des femmes qui ont, ensemble, sorti la Guinée de ses aventures militaires ?

(Publié dans le magazine Jeune Afrique daté du 5 juin 2011)